Rencontre avec Emmanuel Corno, narrative designer

Ce mois-ci dans Head Shot, Marion Bargiacchi discute avec Emmanuel Corno, narrative designer et scénariste qui évolue depuis près de douze ans dans le jeu vidéo français. Passionné de création collective, Emmanuel revient avec nous sur ses expériences de créations passées, sur sa rupture avec l'industrie puis son retour, fort de nouvelles envies de créer autrement.

Marion Bargiacchi : Bonjour Emmanuel. 

Emmanuel Corno : Bonjour Marion !

Comment on se retrouve à écrire pour le jeu vidéo? 

Oula. 

Vaste question ?

Il y a beaucoup de portes d'entrée, mais aucune qui soit vraiment simple. L'écriture dans le jeu vidéo est devenue très en vogue ces dernières années et moi quand j'ai commencé, on entendait à peine parler du métier de narrative designer.

Tu as commencé en quelle année ?

À vraiment écrire… C'était pour Event[0] en 2015. Maintenant aujourd'hui en école de jeux vidéo, des tas de cours, etc. Moi je me suis mis à écrire par hasard pour le jeu vidéo, donc j'étais game designer à la base. J'ai fait une formation de game design, mais ce qui m'intéressait, c'était de faire des mécaniques narratives. Et je me suis retrouvé à travailler sur des jeux narratifs, dont Event[0], souvent dans des petites équipes. Dans ces cas-là on fait un peu les choses avec des bouts de scotch, ce qu'on a sous la main. Et il fallait écrire. Mais on n'avait pas de rôle attitré. Donc je m'y suis collé avec notamment Sergeï qui était l'autre game designer d'Event[0]. Mais ce n'était pas un jeu que je faisais pour raconter quelque chose dans le sens où je n'avais pas de récit en tête. Moi, ce qui m'intéressait, c'était l'interaction comme propos. Faire un jeu sur l'empathie. Un jeu dans lequel on fait l'expérience d'entrer en complicité, en confiance avec une autre personne. Et le scénario, je l'ai écrit pour servir ça, sans trop me poser la question de ce qu’était fondamentalement un bon scénario et ainsi de suite. Au final, Event[0] a beaucoup marché grâce à son scénario. Et c’est comme ça qu’on a commencé à me contacter pour ça.

Event[0], c'est sorti en 2016. Si je dis pas de bêtises, c'est un jeu où on sociabilise avec un ordinateur c'est ça ?

C'est un jeu dans lequel il y a un chat bot, donc on peut taper du texte et l'ordinateur nous répond. C'était sa grande innovation. 

Et c'était de l'intelligence artificielle ?

Alors en fait, ça n'en était pas du tout. Les gens qui s’y connaissaient disaient "mais c'est pas de l’IA que vous avez fait !" Nous on jouait un peu de ça. Et à l'époque, il n'y avait pas encore les modèles (ndlr : d’IA générative de textes) comme Mistral et compagnie. J'étais convaincu que ça marcherait jamais. En interview, on me demandait mon avis sur les réseaux de neurones, tout ça… je répondais “oubliez, ça marchera pas”.

Les réseaux de neurones? 

Oui, tous les modèles qu'on a aujourd'hui. Ça marche sur des principes très différents de ce qu'on a utilisé technologiquement pour faire Kaizen, qui était le nom de l'IA dans Event[0]. Et c'est très drôle parce qu’au moment où ChatGPT est devenu public, on a eu une grosse baisse de niveau sur les reviews Steam d’Event[0]. J'ai regardé dans les commentaires et les gens disaient “bof, pas très impressionnant au final, le jeu n’est pas sorti à la bonne époque”. Je pense qu'il y a ce truc où dans quelques années, quand ces trucs-là seront vraiment partout, on regardera Event[0] comme on regarde les premiers jeux en 3D. On dira “c'est claqué au sol”. En même temps, c'est sympa, t'es attendri. Mais bon, à l'époque, l'illusion était suffisante pour que le jeu ait son succès critique. Et pour terminer sur le scénario. Du coup, ça a fait qu'après les gens m'ont contacté pour ça. 

Une discussion avec Kaizen, le "chat bot" d'Event[0] (Ocelot Society, 2016)

Alors qu'au départ, toi t'as une formation game design et tu as fait tous les métiers du jeu vidéo, avant d'arriver là. 

J'en ai fait beaucoup. Pas tous. M’embauchez pas pour dessiner, je précise. Mon premier stage en jeu vidéo, c'est de la QA (nldr : de l’assurance qualité). J’ai fait une licence informatique donc j'ai fait de la programmation gameplay et puis formation design. Ensuite j'ai commencé à faire du game design et très longtemps je me suis défini en tant que designer. Même aujourd'hui, en tant narrative designer, je pars toujours du game design. Ce qui m'intéresse, c'est trouver la mécanique qui me permettra de raconter le scénario. Mais c'est jamais une greffe, c'est jamais essayer de faire marcher le scénario avec un jeu qui n'a rien à voir. Sinon, le propos est mal porté. 

Justement pour parler mécanique, après Event[0] tu as travaillé pour des studios indépendants, notamment pour Accidentels Queens. Tu as fait Alt-Frequencies. Un jeu où on doit chercher la vérité dans une boucle temporelle en permutant entre des stations de radio. C'est toi qui a eu cette idée ? 

Alors le pitch, c'était Diane Landais et Myriam Houali qui sont venues me voir et m'ont dit “on veut faire un jeu qui se passe en écoutant la radio”. Moi, j'ai trouvé ça génial. Elles étaient très influencées par des podcasts comme Welcome to Nightvale, elles voulaient un truc un peu bizarre, un peu mystérieux, un jeu d'enquête. Et c'était vraiment juste après le Brexit, l'élection de Trump, une année formidable… on s’est dit OK, aujourd'hui la question de l'information, la contextualisation de l'information, des fake news, comment ça peut exister dans un jeu où il y a du journalisme, où il y a de l'enquête. On a eu cette idée de mécanique où tu peux écouter la radio, donc on a enregistré plein de fausses émissions. Et tu peux enregistrer ce que tu entends. Tu en fais un clip un peu comme sur Twitch et après tu le renvoies à une autre radio à tout moment. Tout ça est en temps réel et c'est comme si les chroniqueurs surveillaient le chat Twitch. “On me dit dans l'oreillette que ceci, cela” et ça fait évoluer l'histoire. C'était passionnant, mais extrêmement compliqué parce que n'importe quel clip peut être envoyé à n'importe quel chroniqueur ou chroniqueuse. Et ça peut embrayer l'histoire dans plein de directions différentes, il faut toujours qu'il y ait une réponse. C’était un peu fractal parce que du coup, tu as une réaction, mais tu peux enregistrer cette réaction et en renvoyer, ce qui déclenche une nouvelle réaction…

Et à quel moment on dit stop justement ?

Nous on s'est dit qu'on n'allait pas inceptionner à plus de deux niveaux. Vient un moment où il faut se calmer. Mais c'est un jeu qui a été hyper marrant à concevoir. J'étais accompagné de Julia (ndlr : Jedidjah Julia Noomen), qui était la scénariste. J'étais plutôt sur la conception narrative. Elle écrivait l'histoire et je me demandais comment on allait raconter cette histoire.

Un lundi matin sur Radio Talk dans Alt-Frequencies (Accidental Queens, ARTE France, 2019)

C’est ça le design narratif ? “Comment on raconte une histoire” ? 

Je le vois plutôt comme ça. Le problème de ce métier, c'est que tu lis une fiche de poste en conception narrative et pour chaque boîte, ça n'a rien à voir. Il y en a qui vont te dire que c’est de l'écriture, il y en a qui vont te dire que c'est un peu tout à la fois. D’autres te diront que vraiment, c’est du game design. Pour moi, le sens c'est “ok il faut que le jeu raconte une histoire, quels sont les moyens qu'on a à disposition”. Ça peut être par la mécanique de jeu, ça peut être par ta cinématique d'intro, par le texte qu'il y a dans un bouquin, ça peut être juste le mot qui est figure sur un bouton en fait. Finalement, la narration dans un jeu, c'est comme du lierre qui s'infiltre dans les fissures. En tant que narrative designer tu vas regarder l’existant, te dire que si on renomme ce bouton, ça raconte quelque chose de beaucoup plus impactant que si on laisse cette mention assez classique. Et il faut réussir à trouver les petites fissures dans lesquelles s'infiltrer pour donner du sens. 

Après Accidentels Queens, tu es parti directement travailler chez Ludogram ou il y a eu un entre deux ?

J'ai un peu papillonné sur des petites missions courtes, c'est assez rare qu’en tant que freelance j'ai été engagé sur toute la longueur d’une production. Généralement, on m'appelle quand il y a le feu et qu'il faut arriver en tant que pompier.

On appelle toujours trop lard le narrative designer ?

Ouais ! Mais pour le coup, ça ne s'est pas passé comme ça quand j'ai bossé avec Foretales, avec Alkemi. Qui était un projet que j'ai adoré. J'ai juste fait la pré-prod à mon grand dam, je devais rester avec eux sur la production, mais il y a eu l’année COVID où pour eux ça a été très difficile de signer. J'étais un peu dans l'attente et finalement j’ai signé chez Ludogram. Du coup quand ils m'ont rappelé je ne pouvais plus. Mais j'ai eu l'occasion de faire tout le world building et le scénario du jeu. On était vraiment au cœur de ce que les gens qui veulent faire du design narratif viennent chercher. Vraiment l'écriture, l'imagination, le récit. 

Sachant que quand même, le jeu a une mécanique bien particulière et qu'on avance dans l'histoire en posant des cartes sur d'autres cartes. 

Et là aussi, je devais me poser les mêmes questions centrales. Souvent les gens viennent me voir, disent “on veut raconter ça”. Ok, je peux créer un scénario qui raconte ça, mais si je ne me pose pas la question de comment on va raconter ça avec des cartes, ce n'est pas possible. Il va falloir qu'on mette des bulles de dialogues sur les cartes. Parce que juste avec les cartes, là, je ne vais pas pouvoir raconter une histoire complexe sur une grève de mineurs, des trahisons, etc. 

Justement comment on travaille avec les autres membres d'une équipe? Quels sont tes interlocuteurs privilégiés ? En tant que narrative designer

J'essaie de parler avec tout le monde. J'essaie surtout de ne pas être descendant. De ne pas arriver avec ma bible en disant bah voilà, faites ça, c'est le lore. Déjà personne ne va le lire et et ensuite les gens dans leur métier sont très bons et il faut leur faire confiance. Si je veux raconter quelque chose à travers l'environnement du jeu, je vais voir l'équipe qui fait l'environnement et on en discute. Comment cette personne veut que je lui briefe les choses ? Ensuite je fais une proposition en disant ce que j’aimerais faire. Mais si j'ai vu que tu avais fait ça pour tel environnement et qu’on peut réutiliser une idée, on voit comment on peut faire des économies. Et puis ces personnes-là me proposent des éléments déjà fabriqués qui pourraient servir à la narration, des idées trouvées durant leurs recherches. Avec de la chance c'est une super idée, c'est super stylé visuellement, ça n’était pas dans le lore mais ça peut venir l’enrichir. Je vais voir comment je peux l'intégrer. J'aime quand s'installe ce dialogue-là et c'est vrai pour tous les corps de métier. Pour les programmeurs aussi. On parle beaucoup d’outils, de comment tout ça est ensuite intégré dans le jeu. Ce qui est possible, ce qui ne l’est pas. Et puis, discuter avec les game designers évidemment. Si j'arrive avec du world building par exemple, je me dis "peut être que mécaniquement ça aurait du sens qu'il y ait ce verbe d'action là pour cet avatar". Quelque chose qui corresponde à ce que je raconte dans le lore.

Les fragiles fils du destin de Foretales (Alkemi, 2022)

Est ce qu'il y a des choses qu'on t'a refusé? 

Tout le temps ! C'est un métier où il faut accepter le refus. Et il faut choisir ses batailles, savoir à quel moment c'est de l'ego ou de l'affect et à quel moment il s’agit vraiment de convaincre les gens, parce ce truc a vraiment sa place dans le jeu. C’est parfois difficile .

Y a-t-il eu des moments où t’as dû batailler pour intégrer des éléments ?  

Ah ouais, complètement. Et j'ai souvent perdu ! Mais il y a des fonctionnalités dont j’ai été très content.

C'est quoi la feature dont tu es le plus fier ?

Je me souviens d’une bataille qui a été difficile. Sur Worlds of Aria, chaque personnage a un pouvoir. Il y a 30 personnages, donc tu dis ça à un producer et il devient blême. Chaque fois que j'arrivais avec une nouvelle idée de pouvoir, on me disait “non, ça ne rentre pas dans le budget”. Je me suis posé avec le lead dev et j’ai dit “bon, qu’est ce qui serait pas cher ?” J'avais un peu cette espèce de boite de Lego devant moi, de tout ce qu'on peut faire dans World of Aria et qui a déjà été plus ou moins implémenté. Je me suis dit que j'allais créer 30 pouvoirs différents avec ces Lego. Un par un, en combinant. Au final, le système de pouvoirs a été validé. C'était vraiment un grand cri de victoire. Et ça a marché aussi parce qu'elle a été documentée pour les développeurs. Toujours dans cet esprit d’une brique après l’autre. Les devs en voyant ça on lâché un grand “Ouf". Ils comprenaient par avance la logique qu'il y avait derrière. Finalement, ce n'était pas coder trente choses différentes, c'était prendre un peu à droite, un peu à gauche. Et là, ça passe. C'est là où pour moi c’est intéressant. Pas seulement le fait de réussir à pitcher une mécanique, mais surtout la communiquer. Et c'est ça vraiment qui est très important : le jeu est fait en équipe. Si on n'arrive pas à communiquer aux différents pôles ce qu'on veut faire, on n'arrive pas à les rassurer, on n'arrive pas à les embarquer, les fédérer, les enthousiasmer, ça ne marche pas.

C'est bien, ça permet de parler de Ludogram et des Mondes d'Aria. Tu étais là en début de production je crois, six mois après le début, t’es arrivé avec un prototype papier. Le studio travaillait déjà sur Firebird, un visuel novel écrit par Fibretigre et Quentin Vijoux. Et ils avaient dans l'idée de continuer sur leur lancée c’est ça ?  

Absolument. À la base, Worlds of Aria devait être un visual novel assez léger en “gameplay”. Mais il y avait une volonté d'innover un peu. Mettre un peu de procédural, ou des cartes, ils s’interrogeaient sur la formule. Je sortais de la production de Firebird et la direction est venue me voir en me demandant de faire une proposition de pitch de gameplay pour Worlds of Aria. Je me suis posé pour en parler avec Gaël, qui était un des game designers de la boîte. Moi je pars toujours de la mécanique et surtout, je pars du papier. Ce qui est important, c'est de tester avant d'embarquer les progs. Dans Event[0], le chat bot on l’a fait en papier avant de le faire en vrai. On demandait aux gens d'écrire sur un papier, on récupérait le papier et on avait notre organigramme sur papier également. On écrivait la réponse et on leur rendait le papier. Et on a développé le comportement de l’IA du jeu comme ça. Quand l'organigramme était fait, on l'a donné aux programmeurs en disant “ça, ça marche”. Je me suis mis à faire pareil pour Worlds of Aria. On a utilisé notamment un outil qui s'appelle Miro, une espèce de grande table virtuelle sur laquelle on peut mettre des post-it, etc. Les feuillets représentaient des choix. On avait fait des petites figurines comme ça, les gens glissaient/déposaient leurs avatars sur ce qu’ils voulaient faire. Et en fait, au bout de 24 heures, le jeu était là et le jeu n'a pas bougé. La mécanique principale, c'est de poser ses figurines sur des choix. Et le fait du coup de partir comme ça, ça permet aussi à tout le monde de se projeter dans une idée, de comprendre ce qui est marrant. Moi je mettais un chronomètre en disant aux gens qu’ils n’avaient que dix secondes pour faire un choix, on voyait les curseurs des souris hésiter sur Miro, les membres d’équipes changeaient d’avis au dernier moment. C’était drôle comme ça, donc on a gardé tous les éléments de cette formule.

Tu as fait deux ans sur cette production et tu es parti un avant la sortie, le boulot était terminé ?

Il y a eu encore beaucoup de travail apporté par la suite. En revanche, beaucoup de choses ont été posées pendant que j'étais là. J'ai travaillé sur le pipeline, soit grosso modo la question de “comment faire les choses pour qu'elles finissent dans le jeu”. J'avais une équipe de quatre narrative designers avec qui on s'est posés toutes les questions. C’est quoi une scène dans World of Aria ? Comment on l'écrit, comment on l’intègre au scénario grâce aux différentes mécaniques avec lesquelles on va pouvoir jouer ? Finalement, tout a été posé avant que je parte, mais il y a eu ce truc aussi un peu fou : quand j'ai découvert le jeu un an plus tard. Tout était là, et en même temps tout était mieux fini. Ici un truc revu, là une petite réécriture. J’aime bien ce côté redécouverte du jeu. J’en ai parlé avec les équipes, elles avaient le nez dans le guidon, elles n'avaient pas trop le recul et moi je voyais un boulot de dingue ! Le jeu était métamorphosé, avec un tutoriel, une meilleure expérience utilisateur, plein de trucs auxquels je n'aurais pas pensé. C'est assez marrant de redécouvrir le jeu sur lequel on a travaillé comme ça. 

Une séance de délibéré en équipe dans Les Mondes d'Aria (Ludogram, 2024)

Du coup tu as cette année de recul sur le jeu parce que fin 2023, tu as pris la décision de t'éloigner de l'industrie. Est-ce que je peux te demander ce que tu es parti faire? 

Beaucoup de choses. Mais je me suis donné une mission. C'était de ne rien faire qui soit du jeu vidéo. Pas de jam, pas de petits projets persos sur un coin de table, etc. Et ça, c'était très dur au début, parce que j'ai souvent des idées et je deviens fou quand je ne peux pas les coucher sur papier. Je me suis forcé à ne rien faire de tout ça. 

Pourquoi? 

J'avais vraiment envie de prendre du recul. Je me posais beaucoup de questions et je me suis dit "ok, j’ai le chômage pour la première fois de ma vie : je prends le temps de faire ces choses dont je parle toujours comme d’un truc que je ferai un jour". Donc j'ai fait des trucs un peu bizarres. Par exemple, j'ai traversé la Bretagne à vélo en solitaire. Très sympa. Bon, c'était au mois de mars, donc je me suis un peu pelé, mais c'était cool. Et puis surtout, j'ai monté un collectif de festivaliers/festivalières orienté écologie. On se pointait en festival avec des fours solaires, un tas de low techs un peu rigolotes comme ça et on s'est posé beaucoup de questions sur comment faire la fête de façon moins polluante. Pas seulement sur des questions techniques, ce qui m'a beaucoup intéressé là-dedans, ce sont des questions humaines, de gouvernance. Un groupe de trente personnes qui ne se connaissent pas, comment fonctionnent-elles sans chef, sans manager, en faisant attention à ce que tout le monde soit bien, avec une vraie culture du soin de l’autre. Du coup, je suis allé puiser un peu dans mes expériences associatives, syndicales, etc. J'ai trouvé ça passionnant, hyper riche et je me suis vraiment dit demandé pourquoi je kiffais autant faire ça que de faire des jeux ? Est-ce que j’étais dans les jeux vidéo pour les jeux ou pour la coopération ? J’ai réalisé que ce que j'aimais dans la création de jeux vidéo, c'était de bosser en équipe. Théoriquement on pourrait faire n’importe quoi d’autre, moi je suis un gros nerd, je fais des jeux vidéo, super c'est très bien. Mais monter des festivals, c'est très bien aussi quand il y a ce truc où on se fait confiance, on a nos compétences, nos places, on s'écoute et ainsi de suite. C'est un truc que j'aime beaucoup aussi dans le jeu vidéo.

Tu ne ferais pas des jeux tout seul en gros. 

J'avais cet idéal il y a longtemps de me dire "ça doit être génial d’être solodev", et en fait non, je ne crois pas que ce soit pour moi. 

T’as besoin de discussions de machine à café ou c’est vraiment l’idée de planification, les réunions, tout ça ?

Ni l'un ni l'autre. Je pense que c'est une affaire de magie. Tu fais du trapèze, tu sautes, il y a quelqu'un qui te rattrape. Là, je bosse avec une super dev qui s'appelle Florence. Elle me montre ce qu'elle fait, moi ça m'enthousiasme à mort. Elle prend une suggestion de ma part, elle me fait confiance et elle la sublime, elle y met sa patte à elle. Dans l'autre sens, je veux aussi qu'on puisse s'appuyer sur moi. Je vais essayer de faire de mon mieux, pour qu'elle ait confiance dans la vision. Il y a vraiment cette espèce de pyramide humaine qu'on fait ensemble. On est des gens passionnés, on aime ce qu'on fait, donc il y a aussi beaucoup d'amour. Il y a des moments où on est beaucoup en vulnérabilité parce qu’il y a des idées auxquelles on tient. Dans les jeux vidéo, on peut aborder des sujets parfois un peu costauds. On parle de nous, beaucoup. Et quand ça marche bien, quand on est justement dans cette configuration qui me paraît importante, où les gens se font confiance et ne sont pas juste des lignes dans un fichier Excel, il y a quelque chose de beau qui émerge. 

Justement avec Florence et Quentin Vijoux dont on parlait tout à l’heure, vous êtes en train, ou vous avez le projet, de monter une SCOP ? 

Alors ça c'est une exclusivité ! On n’en a pas encore parlé en public. C'est effectivement avec Florence. Quentin porte le projet sur lequel on travaille, nom de code “Le Cartographe”, c’est un jeu de cartographie un peu puzzle game, un peu narration, vous pouvez déjà voir des images sur le site web de Quentin Vijoux. Très chouette projet, il est venu nous voir pour porter cette idée avec lui. Et avec Florence, on monte un micro studio, à deux, une coopérative qui va s’appeler Tohu Bohu. Les gens nous regardent un peu comme des dingues parce qu'on fait ça quand l’industrie traverse le pire moment de son histoire. Je pense au contraire qu'il y a un trou de souris dans lequel on va se faufiler. Comme on est deux seniors, on est au chômage, on va faire nos trucs à notre rythme, pour un public de niche et voilà. Je suis très confiant dans ce qu'on fait et très enthousiaste. Et puis bon, on fait ça aussi parce qu'on kiffe.

Le Cartographe, projet de Quentin Vijoux.

Est-ce que tu as pensé à ne pas revenir dans le monde du jeu vidéo ? 

Je me suis posé la question. Il y a cette statistique qui dit qu’en moyenne les gens quittent l'industrie à 35 ans. J'en ai 34 et il y a dix ans, je trouvais ça impossible. Bien sûr, qu’à 35 ans j’allais encore être dans le jeu vidéo. Et récemment j’ai regardé en arrière : il y a évidemment plein de moments où j'ai kiffé, mais aussi plein de moments où ça a été très difficile. Et cette impression d’une reconversion potentiellement difficile, de ne rien savoir faire en dehors du game design. Et en fait, ce que je fais là, j'adore. J'adore bosser avec Florence, j'adore le projet, tout ça a du sens. Je vais faire ça à fond, je vais faire ça bien et si jamais ça ne marche pas… bon bah voilà, ç’aura été le baroud d'honneur. J’irai faire autre chose, mais avant ça, j’aurais fait un jeu comme j'ai toujours rêvé d'en faire un. 

Ça veut dire quoi exactement ? En totale autonomie, plus détendu, moins de verticalité ? 

Un peu de tout ça. Effectivement le fait qu'on n'ait pas ce stress à propos de cash burn qu’ont les plus grosses structures. On va être une toute petite coopérative, on a le chômage et voilà. Ces questions ne se posent pas pour le moment. On peut prendre notre temps, on peut faire les choses qu'on a envie de faire, on n’a pas de gens au-dessus qui nous disent de faire différemment. Il y a ce côté liberté totale et aussi les avantages du modèle qu'on met en place. Beaucoup des choses que j'ai apprises dans ces expériences associatives, syndicales, on les a réinjectées dans l'entreprise. On s'est fait tout un cadre de coopération avec une place pour la santé mentale, comment on se sent émotionnellement. On passe beaucoup de temps à discuter de ça. Elle comme moi, on a eu des expériences un peu dures dans l'industrie, donc on est aussi un peu dans ce soin-là. Avec nos propres appréhensions. C'est vrai que revenir, là, après un an, je me dis demande si je sais encore faire des jeux. Y a toujours ce truc un peu tendu, mais je pense qu’on tient le bon contexte pour s’y remettre.

Tu aurais un conseil pour les jeunes ou moins jeunes qui veulent venir ou se convertir au narrative design

C'est difficile parce que c'est un métier qui séduit beaucoup, notamment chez les juniors. Il y a assez peu de boites qui vont embaucher des juniors, particulièrement en ce moment. Donc je donnerais le même conseil qu’on donne aux game designers : faites des jeux. Si ce qui vous intéresse, c'est l'écriture, c'est super parce qu'aujourd'hui on peut faire des jeux narratifs très facilement avec des outils comme Twine ou Ink qui permettent de faire de la fiction interactive. Allez sur les communautés de fiction interactive. Tous les ans, fiction-interactive.fr organise un concours de fictions interactives, ça peut être un excellent moyen de se motiver. Donc ça c'est pour le portfolio, pour voir si on aime ça et apprendre les bases de la construction d’une histoire dont les embranchements ne s'enfuient pas dans toutes les directions. Si malgré votre portfolio, malgré toutes ces expériences-là, vous n'arrivez pas à entrer dans l'industrie... Moi je recommande d’essayer de rentrer par la porte du game design, dans une boîte qui fait des jeux narratifs. Vous allez de toute façon parler avec l'équipe qui gère l'écriture et le narrative design. Vous allez pouvoir évoluer, toucher un peu à ces choses-là. Les choses vont se faire naturellement, selon votre sensibilité, pendant votre carrière.

Est-ce qu'il y a un jeu à faire pour former son esprit un peu au narrative design ? Est-ce qu'il y a un jeu qui t'a marqué là-dessus ? 

Il y en a vraiment plein. Les références que je sors sont rarement des jeux dont le lore est extraordinaire ou dont le scénario est très bien écrit. Il y en a évidemment. J’ai joué à The Last of Us pour voir la fin de cette histoire, j’ai été pris par le récit. Mais en fait ce qui me touche c'est des jeux comme Outer Wilds ou Return of the Obra Dinn, qui ont leur façon de raconter l'histoire. Outer Wilds j'ai ressenti plein d'émotions différentes parce qu'elles m'étaient amenées par la mécanique. Et ça, c'est complètement dingue. Ce sont des jeux qui m'inspirent énormément, qui me donnent confiance dans le médium aussi. Mais c'est toujours difficile, je trouve, de donner des références parce que les jeux nous accompagnent dans des moments de notre vie où on est plus ou moins sensible à ceci ou à cela. Quand j'étais chez Amplitude, au tout début de ma carrière, Dungeon of the Endless était sorti et quelqu'un a envoyé un e-mail pour dire que le jeu l’avait aidé à sortir de sa dépression. On ne part jamais du principe qu'on va faire un jeu pour aider les gens qui sont en dépression. Dungeon of the Endless ne porte pas un propos fort sur ce sujet. Mais en fait, ça arrive au bon moment pour une personne. Et je pense que quand des jeux nous touchent, c'est aussi parce qu’ils arrivent au bon moment pour nous. 

Une dernière question que j’aurais dû te poser au début : qu'est-ce qui t'a donné envie de faire du jeu vidéo ?

Je suis un peu tombé dedans quand j'étais petit. Mon père est informaticien, ma grand-mère était informaticienne. J'ai toujours baigné dans l'informatique. Pour le coup j'étais très porté sur les jeux, j’ai trois petits frères et j'imaginais continuellement des jeux pour eux. Donc je faisais beaucoup de game design et je faisais ça sur papier, beaucoup de prototypes. On a énormément joué ensemble comme ça. J'ai gardé ce souci de “comment les gens vont vivre cette idée”. Imaginer les gens qui ont le jeu devant eux, observer ce qui se crée. Mes frères s’énervaient, se marraient, réclamaient d’autres parties et je pense que ce truc-là est resté mon moteur. 

Il y a beaucoup de choses qui passent par les émotions chez toi. 

Ouais ! 

Je pense que ce sera le mot de la fin. Merci beaucoup Emmanuel, on va surveiller Le Cartographe !

Merci !